Responsabilité d'entreprise et éthique sont-elles solubles dans la mondialisation ?

Responsabilité d'entreprise et éthique sont-elles solubles dans la mondialisation ?
Aux Editions de l'Aube

27 septembre 2010

Quel avenir pour le développement durable ?

L’environnement, une tendance « virtuelle »

Depuis une douzaine d’années, le développement durable (avec sa déclinaison dans le monde de l’entreprise, la RSE) est, de plus en plus, « à la mode ». Mais il l’est surtout dans les medias et chez les organisateurs de séminaires ! C’est-à-dire dans les mots, dont se gargarise une élite microcosmique, et non dans la réalité. L’aspect fourre-tout du concept, insuffisamment structuré, permet en effet d’y mélanger un grand nombre de problématiques hétéroclites. Dans la liste à la Prévert des nombreux sujets estampillés DD, c’est l’environnement (grands désastres écologiques, catastrophes industrielles, dérèglements climatiques…) qui est arrivé en tête, en occupant le vide laissé par la disparition de la dialectique entre le pilier social et le pilier économique (chute des régimes communistes, triomphe du capitalisme).
A tel point que, dans l’esprit de beaucoup, le développement durable se limite à la préservation de l’environnement. Points d’orgue de cette tendance en Europe : le Grenelle de l’environnement français (belle opération de communication élyséenne, même si elle a accouché de petites souris) et les psychodrames de Copenhague et de la taxe carbone (au sein du débat environnemental européen, le changement climatique a pris une place étonnamment disproportionnée).
Malgré cela, au-delà de son microcosme, l’écologie peine à convaincre l’opinion publique et les électeurs en tant que force politique autonome.
Aujourd’hui, la crise mondiale repositionne l’écologie en arrière-plan, comme un problème de riches.
Après les controverses sur le climat, le rabot des niches fiscales vertes (déficits obligent) et les changements perpétuels de règlementations (en matière d’incitations aux énergies propres notamment), la préoccupation environnementale devrait connaître son asymptote.

Aux Etats-Unis, d'ailleurs, l’environnement n’est clairement pas dans l’agenda économique et politique. En Chine et dans les grands pays émergents, la marche forcée du développement économique ne doit pas être contrainte par des effets collatéraux, même si les dirigeants sont conscients du risque d’étouffement (au sens propre comme au figuré !). Leurs investissements dans les cleantechs n’ont pas pour objet de sauver la planète mais il s’agit simplement d’un nouveau business, comme un autre (développer des OGM par exemple), avec de l’argent à gagner via la création de bulles spéculatives.

Marx, réveille-toi !

La dialectique traditionnelle « économie versus social », au sens marxiste du terme (capital versus travail), est en train de (re)prendre le dessus sur les autres préoccupations comme l’environnement et de revenir en force sur le devant de la scène.

L’extension du primat de la logique d’efficacité financière à tous les secteurs d’activité (maximisation des rendements à court-terme, accumulation exponentielle et accaparation du capital et des profits par l’élite, accroissement des externalités négatives et socialisation des pertes et des risques) détruit l’égalité (l’exemple actuel de la contre-réforme des retraites en France est probant).
L’explosion spectaculaire des inégalités dans tous les pays développés n’est plus à démontrer (moins de 1% des foyers de la planète se partage 38 % de la richesse privée mondiale).
Elle s’explique par un affaiblissement considérable et continu de la puissance publique, dans son rôle redistributif face aux mécanismes inégalitaires de la mondialisation financière. Cet affaiblissement a été voulu et programmé par les Etats eux-mêmes puisque les gouvernements occidentaux (dont les dirigeants sont de connivence avec le monde des affaires), au lieu de jouer leur rôle de protecteur des faibles, ont jeté sciemment de l’huile sur le feu de la mondialisation (suppression progressive des garde-fous, détricotage des filets de protection sociale), encourageant et amplifiant ainsi ses effets dévastateurs, particulièrement sur les catégories défavorisées mais désormais aussi sur les classes moyennes.

Aujourd’hui tétanisés par les déficits et endettements publics gigantesques qu’ils ont eux-mêmes créés (réductions d’impôts pour les riches, sauvetage de leurs amis de la finance), les Etats se sont mis hors jeu.

Focalisation sur le court-terme

L’impact économique et social de la grande crise financière mondiale a relégué aux oubliettes la généreuse préoccupation du développement durable vis-à-vis des générations futures.
Qu’il s’agisse du contexte électoral français, de la cacophonie européenne, ou de la rigidification des relations Chine – USA, toutes les conditions sont réunies pour empêcher toute naissance d’une quelconque grande réforme ou grand projet fédérateur à impact de long terme, à quelque niveau que ce soit (national, régional et encore moins mondial) : pas de politique industrielle, pas de réforme fiscale, pas de vraie réforme des retraites, pas de coopération européenne, pas de gouvernance mondiale de la monnaie, des échanges financiers (pas de nouveau Bretton Woods à l’horizon, hélas) ou de l’environnement.

Les grandes entreprises, elles, ne se sont saisies du concept de développement durable que comme objet de communication au service de leur image. Bien qu’elles s’en défendent évidemment, leur discours en la matière (ô les beaux rapports de développement durable !) n’est que du greenwashing. Elles n’obéissent qu’à la dictature du ROE trimestriel et l’actionnaire reste leur seul maître, qui ne leur demande pas d’être responsables (l’ISR est invisible) mais rentables, peut importe comment.

Si les entreprises se mettent soudainement à tomber amoureuses des réductions de CO2, c’est uniquement parce que leurs stratégies post-crise se limitent à la diminution drastique des coûts (quelle imagination !), dont leurs factures énergétiques font partie.

A tous les niveaux, seul prévaut désormais le court-terme (après moi le déluge). Survivre au jour le jour, tel est le projet collectif qui est proposé aux populations, aux citoyens, aux employés.

Victoire de l’individualisme

L’individualisme, valeur (sic) prônée par le néolibéralisme, règne aujourd’hui à tous les étages. Au-delà du repli sur soi généralisé causé par la peur du déclassement (je n’ai pas grand-chose, mais je dois m’estimer heureux car je pourrais avoir moins…), tout est fait pour que tout le monde soit contre tout le monde.
Depuis l’organisation de la faillite syndicale (particulièrement en France), jusqu’au mythe entretenu de l’auto-entrepreneur qui remplacerait les millions de salariés qui créent la valeur !
Les actions de solidarité ou les manifestations de générosité ne s’exercent que sur des bases limitées : solidarités catégorielles ou familiales. Sans l’aide de leurs parents et de leurs grands-parents - du moins ceux qui en ont les moyens -, la détresse des jeunes - taux indécent de 25 % de chômage - exploserait.
On ne voit pas, dans le paysage des rapports de force, d’associations de pauvres, de chômeurs, de précaires ou encore moins de SDF.
Les forces conservatrices entretiennent les clivages de toutes sortes, en jouant cyniquement sur l’incapacité historique de ce pays à entretenir un dialogue social ouvert et apaisé, basé sur l’écoute et le respect des autres. La panne du développement durable et de la RSE n’est pas étonnante, puisque ces démarches sont basées sur la participation effective de chacune des parties prenantes au projet collectif d’une organisation.

Aggravation des tensions

Tout cela accélère la détérioration des rapports de confiance entre les acteurs : défiance persistante de l’opinion publique vis-vis des entreprises, décrédibilisation totale du politique, recrudescence des corporatismes, des sectarismes ou communautarismes, du populisme (progression de l’extrême-droite), des exclusions (opportune chasse aux Roms), opposition des générations (attaque des systèmes de retraite par répartition)…

La guerre économique entre les pays, mode de fonctionnement naturel du capitalisme mondial, et qui va être encore exacerbée par la chasse frénétique aux ressources naturelles, aux matières premières et aux terres agricoles, ne peut qu’amplifier les tensions entre les acteurs, tant à l’intérieur des frontières qu’entre les nations (les guerres en Irak, en Afghanistan, au Soudan, en Palestine…sont déjà des guerres d’accès aux ressources).

La question de la limite de capacité des classes défavorisées et des pauvres à supporter les nouvelles pressions et les sacrifices avant des manifestations de soulèvement populaire n’est désormais plus ridicule. La bonne question est en effet : jusqu’où peut-on aller ? jusqu’à quel taux de pauvreté (aujourd’hui 13 % en France) ? quel taux de chômeurs (l’Espagne arrive bien à survivre avec 20 %) ?

Ne rions pas de ceux qui se demandent si la révolution, qui n’a pas eu lieu en 1789 (c’est un scoop !), arrivera un jour : nous sommes toujours gouvernés par un monarque, entouré d’une cour (les nobles sont les grands capitaines d’industrie et leurs banquiers). Et même si les paysans, qui formaient la population française de 1789, ont été remplacés par les employés, qui ont succédés aux ouvriers, c’est toujours le travail du peuple qui enrichit les riches, peut importe que le canal ait changé (aujourd’hui le siphonage de la valeur s’effectue via les remontées des profits vers les actionnaires).

Restons à l’écoute des signaux faibles : les séquestrations de patrons ou les suicides en entreprise (actes d’une violence ultime que l’on retourne contre soi-même quand il n’y a plus d’espoir) sont-ils des signes avant-coureurs ?

Les risques peuvent-ils jouer le rôle de contre-pouvoir ?

Le contexte actuel se caractérise surtout par une forte montée des incertitudes, des fréquences et des amplitudes des réalisations des risques de tous ordres et à tous niveaux : risques financiers, économiques, sociaux, écologiques, risques sanitaires, risques de guerres et terrorisme, risques éthiques et de réputation.

Compte tenu de l’inefficacité du pouvoir des urnes (les jeunes votant peu, les vieux - traditionnellement à droite - sont surreprésentés dans l’électorat), seule la réalisation des risques aurait théoriquement désormais la possibilité de faire tomber les élites de leur positions oligopolistiques : BP se serait sans doute bien passé de la catastrophe du golfe du Mexique, malgré qu’il ait tout fait pour qu’elle arrive. Woerth se dit qu’il fera dorénavant plus attention avant de passer la ligne jaune. Même si la classe dirigeante est douée d’une excellente capacité à rebondir (210 millions d’euros pour Tapie, navettes des carrières entre Goldman Sachs et l’administration américaine, etc..).

Justement, la plupart des décideurs ne sont pas vraiment préoccupés par la gestion de la montée des risques. "Même pas peur ! ".Soit ils ne seront plus là quand les risques s’avèreront (fort turn-over du management accentué par les mouvements de fusions-acquisitions), soit ils trouveront des coupables, des fusibles et des boucs émissaires (affaire Kerviel), soit l’Etat - qu’ils ont pourtant tant décrié - viendra les aider (parfait exemple du sauvetage par le contribuable du secteur financier responsable de la crise), soit leur position financière personnelle et leurs réseaux les mettront à l’abri de tout préjudice (après son licenciement pour harcèlement sexuel et falsifications de notes de frais et avoir touché un parachute doré de 30 millions d’euros, le PDG de HP s’est fait immédiatement embaucher à la Direction d’Oracle, concurrent frontal).

En tout état de cause, ils savent bien que les medias sont heureusement dotés d’une mémoire de poisson rouge : une affaire chassant l’autre, une mauvaise réputation ne le reste jamais bien longtemps.

Face à ces sombres perspectives, que peut-on faire ?

On peut agir sur deux plans.
Au plan local d’abord. Les entreprises sont les agents économiques qui ont le plus d’influence sur la marche du monde. Il faut arriver à persuader certaines d’entre elles (pas les grosses capitalisations, mais plutôt les structures mutualistes ou coopératives et certaines PME) qu’il est de leur intérêt bien compris de se démarquer grâce à la structuration d’un dialogue permanent, sincère et efficace avec leurs parties prenantes. L’objectif est de fidéliser chacune de ces parties prenantes via la restauration de rapports de confiance, au-delà de l’enjeu réputationnel. Il est assez facile de démontrer que la mise en place de mécanismes de fidélisation crée de la valeur sur le long terme. Face à la globalisation financière, l’accent doit être mis aussi sur l’ancrage territorial (relocalisation des productions, reconstruction des liens sociaux). C’est pourquoi, cette démarche doit être menée en partenariat le monde associatif et les collectivités locales. Celles-ci disposent d’une (petite) marge de manœuvre pour mettre en œuvre des projets de développement durable. Small and local are beautiful.

Au plan global ensuite, et surtout. Car c’est la règlementation qui reste la voie royale du développement durable. Personne ne s’intéresse au prix de marché d’une molécule de CFC, destructrice de la couche d’ozone, puisque sa production a été mondialement interdite (accord de Montréal en 1987).
La loi est là pour interdire ou limiter tout ce qui produit des externalités négatives qui sont jugées insupportables par la majorité des citoyens, l’arbitrage étant effectué sur les bases de la démocratie.
Malheureusement, la règlementation ne vient généralement, au mieux, qu’après les catastrophes : il faut des Seveso, des Erika, des AZF et autres pour que quelques règles protectrices se mettent en place, bien souvent insuffisantes. L’expérience montre que le principe de précaution est rarement appliqué.
L’amiante est aujourd’hui interdite (et encore, pas dans tous les pays) parce qu’il y a eu des morts (et on sait qu’il y en aura d’autres). Certains produits chimiques ou OGM ne seront interdits que quand on aura prouvé qu’ils causent des cancers. Et encore … : l’interdiction des paris boursiers sur les fluctuations de prix, de la titrisation et des autres opérations financières, à base de produits dérivés complexes, déconnectées de l’économie réelle, empêcherait la création et l’éclatement de bulles financières dévastatrices. Pourtant, rien de tout cela n’est à l’ordre du jour, malgré la mise sur la paille de plus de 100 millions de personnes à ce jour. Idem pour les paradis fiscaux, par exemple. Car ce sont justement ceux qui font les règles, ou leurs amis, qui profitent de l’absence de règlementation.

La règlementation suppose des Etats (donc des gouvernants et législateurs) qui s’opposent au pillage organisé de la planète, agissent en garant du bien collectif et défenseur du pauvre, et ne s’occupent que de redistribuer efficacement et équitablement la valeur créée par les agents économiques. L’enjeu et la réponse sont bien politiques. Il faut donc inlassablement militer, manifester, informer, débattre, influencer, voter et faire voter pour les partis et les hommes politiques qui veulent mettre véritablement l’économie au service de tous les hommes.