Responsabilité d'entreprise et éthique sont-elles solubles dans la mondialisation ?

Responsabilité d'entreprise et éthique sont-elles solubles dans la mondialisation ?
Aux Editions de l'Aube

7 novembre 2010

Banque et développement durable, un magnifique oxymore

De tous les secteurs industriels, celui de la finance est le plus éloigné du concept de développement durable. Il se situe même exactement à son antipode. Car la finance n’est pas un secteur comme les autres. On dit que c’est le système sanguin de l’économie mondiale. Sa responsabilité est gigantesque comme le prouve, par l’absurde, si l’on peut dire, cette crise mondiale catastrophique que nous vivons. Elle a été déclenchée par la quasi-totalité des banques d’investissement et des gestionnaires de fonds, qui ont disséminés, en pleine conscience , des produits toxiques dans toute l’économie. Et fait sauter la planète. Mise à part son ampleur historique, le phénomène est naturellement constitutif du fonctionnement habituel du capitalisme financier dérégulé, qui se nourrit des bulles avant de les faire éclater à la figure des perdants. Les bulles se succèdent régulièrement, avec les mêmes recettes et les mêmes acteurs.

Car le métier des banques n’est pas de gérer le risque, comme elle aiment à le prétendre souvent, mais de créer des risques, afin d’alimenter les grands casinos des paris boursiers. Elles gagnent des sommes d’argent astronomiques sur les paris, grâce à la meilleure qualité des informations qu’elles détiennent, que leurs poids sur les marchés leur permettent d’obtenir, tant légalement qu’illégalement (on ne compte plus les délits d’initiés et les conflits d’intérêts).
L’image du système sanguin de l’économie n’est pas bonne : le sang apporte les globules rouges indispensables à la consommation d’énergie et à la vie. Alors que les banquiers de marchés se comportent comme des parasites qui sucent le sang de l’économie et l’anémient.
Quel est le secteur économique qui a la plus grande part de la capitalisation de toutes les bourses du monde ? Réponse : les banques ! Quel est le secteur à qui les banques prêtent le plus ? Les banques ! Quel est le secteur où les dirigeants et les cadres supérieurs sont les mieux payés au monde ? Les banques . Quel est l’industrie qui distribue le plus de stock-options ? Les banques, toujours les banques. Les banques forment un monde fermé, qui tourne sur lui-même et vit pour lui-même. Leur matière première, totalement virtuelle, dématérialisée, les a coupées du monde réel : il ne s’agit même plus d’argent, mais de digits dépourvus de réalité, dans les disques durs de leurs ordinateurs.
Les grandes banques d’affaires sont devenues les maîtresses absolues du monde.
Le trading pour compte propre, la confection de produits complexes basés sur des modèles mathématiques opaques (auxquels d’ailleurs la plupart des banquiers eux-mêmes ne comprennent rien), le jeu des effets de leviers, les ventes à découvert, les manipulations comptables, les hedges funds, les multiples pyramides de Ponzi, les opérations de gré à gré (sans la sécurité des chambres de compensation), les paris sur les fluctuations de prix et notamment les spéculations des traders sur les marchés du pétrole ou des matières premières agricoles , ….sont des armes lourdes contre l’économie, à nocivité létale.

De plus, les cloisons entre les opérations financières de haut vol et la fraude sont loin d’être étanches . Les principaux couloirs de jonction portent le doux nom de paradis fiscaux . Ces animaux sauvages (70 territoires dans le monde) ont trois fonctions. Un : cacher puis recycler l’argent du crime organisé. Deux : aider les banques à échapper aux contraintes règlementaires, aux règles prudentielles et au fisc. Trois : leur permettre d’organiser l’évasion fiscale de leurs clients, les particuliers très fortunés d’une part, les grandes entreprises d’autre part. Total : 12 000 milliards de dollars échappent à la vraie économie et à la redistribution.
Habiles, les banques n’assurent leur défense que sur la première des trois fonctions, le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme : elles jurent leurs grands dieux qu’elles ne travaillent pas avec les pays de la liste noire du terrible GAFI . En omettant de préciser qu’il y a belle lurette que celle liste est vide : elle ne comporte plus aucun nom ! Tout va bien.

Hors cette responsabilité majeure, intrinsèque au fonctionnement et aux dérives des marchés financiers, le rôle de la banque devrait se concentrer sur le financement efficace de l’économie réelle.
Contrairement à ce que voudraient nous faire croire leurs beaux rapports de développement durable, leurs enjeux prioritaires de RSE ne résident pas dans la réduction des émissions de CO2 de leurs personnels et bureaux.
Ni dans la façon dont elles traitent leur personnel : les employés de banque sont généralement bien payés, leurs avantages sociaux et conditions de travail sont enviés par beaucoup d’autres professions.

Financer efficacement l’économie signifie permettre au plus grand nombre de personnes, physiques et morales, via l’argent qu’elle leur prête et la gestion de leur épargne, de réaliser leurs projets de vie. Au-delà du caractère universel de son objet social (tout le monde - ou presque - a un compte en banque), le service qu’elle peut rendre ainsi à la société est inestimable et dans l’échelle de classement de la valeur des activités humaines selon leur utilité sociale, elle se situe sans conteste dans le haut de la liste (en tout cas au-dessus des fabricants d’armes ou de tabac, par exemple).

En agglomérant des millions de demandes unitaires, la banque de dépôt et de crédit permet aux lois statistiques des grands nombres de jouer en faveur de la mutualisation des risques, du lissage des volatilités des couples offre-demande, de l’optimisation des allocations de capitaux et de la diminution des coûts de transactions. Elle crée ainsi une sorte de chaîne de solidarité économique entre acteurs (les dépôts des uns permettent en partie les crédits des autres), à l’instar d’un assureur, où les primes des uns payent les sinistres des autres.
Dans ce cadre, la responsabilité de la banque dite « de détail » s’articule principalement autour des trois thèmes suivants (le quatrième, le sujet de l’investissement socialement responsable a été abordé lors de billets précédents).

La responsabilité de la banque vis-à-vis de son client

Que le client soit emprunteur ou épargnant, la responsabilité de la banque de guichet s’exprime essentiellement en termes de transparence des conditions et tarifs, dans l’accessibilité et l’égalité d’accès aux produits et services, dans l’équité de traitement, dans la pertinence des conseils adaptés aux situations personnelles. On voit bien où est le rapport de forces entre un client, souvent peu éduqué financièrement, et la puissance de feu marketing d’une grande banque.

La question qu’est en droit de se poser chaque client est : « Ma banque agit-elle dans mon intérêt ? » Or, chacun d’entre nous peut constater qu’en matière de qualité du service, de satisfaction du client et d’éthique (voir chapitre 10), les banques et leurs agents ont encore de gros progrès à accomplir, c’est le moins qu’on puisse dire.

Par exemple, en matière de crédit à la consommation. Il y aurait beaucoup à dénoncer sur les pratiques des établissements de crédit spécialisés, souvent filiales de grands groupes de distribution ; on connait les dégâts du crédit revolving à 21 % de taux d’intérêt et au fonctionnement en spirale infernale, qui mène tout droit aux commissions de surendettement.

Tous les deux ans en France depuis vingt ans, le législateur vient au secours du consommateur bancaire : transparence et niveau des prix des services bancaires, règles sur les ventes groupées (ah, les fameux packages), incidents de paiement, facture bancaire,… Et les banques perdent régulièrement toutes leurs batailles d’arrière-garde, malgré le lobbying acharné de leur association professionnelle. Comme toujours, c’est la règlementation qui force le chemin de la responsabilité.
Et le combat continue : en 2010, les banques françaises se sont vues infliger par l’autorité de la concurrence une amende de 385 millions d’euros pour entente sur le traitement électronique de la compensation des chèques.

Le mythe des financements responsables

Un financement responsable serait un financement dont le banquier se préoccuperait des éventuels impacts négatifs de l’objet du financement (projet, activités, opérations…) sur l’environnement et la société. En fonction de leur gravité, analysée soi-disant objectivement (comment ? c’est bien là tout le problème), il pourrait conditionner son accord à la réalisation de mesures préventives ou correctrices, et même aller jusqu’à refuser le prêt en cas de manquements jugés inacceptables (par qui ? c’est là aussi la question).

Eliminons le cas des financements aux particuliers. Ils se font la plupart du temps (hors crédits immobiliers) sous la forme de crédits dits non affectés, amortissables ou revolving, ce qui signifie que le banquier ne sait pas (n’a pas à savoir et ne veut pas savoir !) l’objet du financement : un voyage à l’autre bout de la planète, un véhicule à moteur 4 x 4 - tous deux forts émetteurs de CO2 - un diamant pour votre maîtresse… C’est votre affaire, votre vie privée, pas celle du banquier, dont le métier n’est pas de vous faire la morale. Et sur quelles bases le ferait-il ? Ne demandez pas au banquier de se transformer en médecin, qui essaye de vous interdire de fumer.

L’idée d’un étiquetage CO2 des crédits à la consommation, ou des crédits de trésorerie aux entreprises, est une vaste blague. C’est vivre qui pollue (ou pas), ce n’est pas le crédit qui incite à polluer.

Reste le cas principal des financements des gros projets d’infrastructures (barrages, mines, autoroutes, centrales thermiques…) conduits par de grandes entreprises du secteur énergétique, minier ou du bâtiment, souvent dans des pays en développement. Ces projets - qui se chiffrent en dizaines voire centaines de millions de dollars - font intervenir de multiples acteurs, locaux et internationaux, experts, sous-traitants et pools de dizaines de banques et d’agences de crédit-export (les projets sont souvent réalisées par des entreprises occidentales) autour de la Banque Mondiale ou de sa filiale, la Société Financière Internationale, et des Etats concernés. Les études préalables durent plusieurs années et les impacts sur les écosystèmes riverains et les indigènes donnent lieu à des milliers de pages, rédigées par des experts appointés. Les ONG, surtout les environnementalistes , font systématiquement pression pour arrêter le projet ou du moins le dénaturer. Avec plus ou moins de succès, tout étant toujours question de rapports de forces. Evidemment, personne n’a tort, personne n’a raison, tant les choses sont complexes et imbriquées. Sur ce sujet, comme sur tous ceux du développement durable, rien n’est noir ou blanc, rien n’est bien ou mal, rien n’est binaire. Ce type de projets apporte généralement des bienfaits aux habitants (accès à l’énergie, à l’eau, aux transports…), mais génère évidemment des dommages collatéraux, que les réparations et compensations ne peuvent totalement effacer. Dans le monde du progrès technique, on ne fait jamais d’omelettes sans casser quelques œufs. Les bilans sont évalués différemment selon la perspective de chaque partie et donnent lieu à des débats sans fin.
Pour améliorer leurs chances d’aboutir, les ONG font désormais pression sur les banques, notamment au moyen de campagnes de dénigrement. Sans grand-succès, car on ne peut exiger des banques qu’elles se substituent aux maîtres d’ouvrages et sponsors du projet, commandités par un Etat souverain, qui en sont les décideurs et possèdent les compétences techniques pour mener les études d’impact, dont ne veulent pas se doter les banques.
Si les affrontements avec les ONG sont souvent vifs, leurs échos ne dépassent généralement pas les limites du microcosme du développement durable. Car les controverses relatives à des projets situés à l’autre bout de la planète sont plus ou moins bien relayées par les médias, et la responsabilité d’une banque étrangère (surtout si elle est chinoise !) est diluée et trop peu engagée pour lui faire porter un risque de réputation capable de nuire au sommeil de son PDG (cf. chapitre 8). Les banques font néanmoins un peu semblant de jouer le jeu en signant des Chartes éthiques , qui n’engagent que ceux qui y croient, comme tous les Codes de conduite, manifestes et autres leurres, qui encombrent le paysage du développement durable.
Les banquiers financent l’économie telle qu’elle existe. Si elle est verte ou si elle est sociale, tant mieux, si elle est noire, ou brune, ce n’est pas leur problème. L’argent n’a pas de couleur.

L’égalité d’accès aux services bancaires et l’aide aux personnes en difficulté économique

Tous les clients ne sont pas égaux. Dans n’importe quel portefeuille de clients bancaires statistiquement significatif, plus de 80 % des clients font perdre de l’argent à la banque. Il s’agit de clients modestes, souvent pudiquement baptisés « grand public », dont le solde de compte-à-vue varie chaque mois entre environ 2000 euros et zéro. Dotés d’une faible épargne de précaution, ils n’utilisent pas les services bancaires de façon optimale pour la banque et génèrent des frais de gestion (suivi des comptes et des découverts). La banque ne gagne sa vie que sur les clients du haut du panier, dits « bonne gamme » et fortunés. Devinez qui elle va préférer chouchouter.
Le vieux proverbe « On ne prête qu’aux riches » est éternellement vérifié : il signifie que les pauvres vont payer le crédit beaucoup plus cher, que leur épargne leur rapportera moins (les taux de rémunération croissent avec les montants déposés) et qu’ils ne bénéficieront pas de conseils avisés, synonymes de perte de temps pour le banquier.

C’est ainsi que les banquiers laissent généreusement la microfinance, outil chronophage et peu rémunérateur, dédié aux chômeurs et aux personnes en graves difficultés financières, aux institutions spécialisées ou aux organismes à but non lucratifs : les banques françaises (essentiellement des mutualistes) ont accompli l’exploit d’accorder 3 926 microcrédits personnels au premier semestre 2010 (il y en a tellement peu qu’on peut les compter un à un) !
« Selon que vous soyez puissants ou misérables… ».

La banque aime à limiter son rôle à celui d’un simple intermédiaire financier, totalement « neutre », qui permet, grâce à son accès privilégié aux marchés financiers de gros, que l’argent des investisseurs se dirige tout seul vers les entreprises ou les emprunts d’Etats, au service de la croissance privée ou publique. Sauf exceptions, souvent conjoncturelles et temporaires, la banque ne prête pas ses propres fonds. Elle ne se sent pas concernée par l’usage et l’utilité sociale de l’argent, aux deux bouts de la chaîne, l’investisseur d’un côté et l’emprunteur de l’autre.

Pourtant, les banques ont une responsabilité phénoménale sur la marche du monde et le bien commun. Le défi de l’argent responsable est certainement l’un des plus stratégiques pour le futur de la planète. Si vous voulez changer le monde, commencez par changer la finance. Osera-t-on poser la question : comment faire de la banque un service public ?

L’instruction de l’affaire dite « Kerviel » (au fait, pourquoi ne dit-on pas « affaire Société Générale » ? Parce que cette banque en a connu de multiples ?) ne posait, au fond, qu’une seule vraie question : quelle est la part d’incompétence par rapport à la part de connivence du management de la Société Générale ? Le verdict de la justice française du 5 octobre 2010 a répondu : la banque n’est responsable de rien. CQFD.

2 novembre 2010

Pour que Cancun ne soit pas un autre "flopenhague"

Un an après le fiasco de Copenhague, les négociateurs de tous les pays du monde en matière de climat vont se retrouver à Cancun fin novembre. Le débat dépasse de loin la cause des militants environnementalistes : il s’agit d’enjeux géostratégiques qui font s’affronter des blocs-continents.
Le film qui se joue pourrait s’appeler « Le bon, la brute et le truand ». L’Europe joue le rôle du bon : bon élève de la classe (marché européens des quotas de CO2, énergies renouvelables nordiques, nucléaire français, …), mais insuffisamment unie, naïve et maladroite, elle pèse peu devant les autres adversaires.
La Chine endosse le costume de la brute : son développement économique à marche forcée ne doit souffrir d’aucune contrainte (qu’elle soit de nature environnementale ou sociale d’ailleurs). Elle est en guerre commerciale totale contre les Etats-Unis sur les technologies vertes et est engagée dans un affrontement majeur sur l’accès aux terres rares, matériaux indispensables au développement de ces mêmes équipements verts.
Les Etats-Unis tiennent le rôle du truand : plus gros pollueur de la planète, l’américain moyen ne négocie pas son mode de vie, ni ne veut transférer ses technologies, et reste sous influence des lobbies des industries fossiles et de leurs amis politiciens républicains.
Mais il y a un grand absent au casting principal : l’Afrique, continent sacrifié, pays le plus vulnérable au réchauffement climatique et le moins responsable historiquement.
C’est l’Afrique qui souffrira la première, dans sa chair, des non-décisions de Cancun.

Comme tout conflit armé, cette guerre économique fait des blessés et des morts. En matière de climat, la politique du chacun pour soi ne peut être gagnante pour personne : la théorie des jeux (« Je n’avance que si tu avances, et réciproquement »), appliquée à la problématique du bien commun, nous apprend en effet qu’il n’y a que deux scenarios : « Tous ou personne ». On s’en sort tous ensemble ou bien tout le monde coule sur le Titanic, les riches comme les pauvres.

Que peut-on espérer de Cancun, alors que les réunions du G20 n’accouchent régulièrement que de paroles incantatoires et se contentent de laisser pourrir les situations, que les 0,7 % d’aide publique au développement ne sont toujours pas au rendez-vous, que le cycle de Doha est en panne et que l’OMC joue à contre-courant de la lutte contre la pauvreté, que les promesses de Copenhague en matière de fonds climatiques ne sont même pas respectées, et que les objectifs du millénaire ou ceux de la préservation de la biodiversité ne sont pas tenus ?

Comme les grands problèmes d’aujourd’hui (la pauvreté, la faim dans le monde, les maladies) ont plus de poids que ceux de demain, il nous faut prioriser les solutions qui jouent sur les deux échelles de temps. Le changement climatique ne peut plus être traité, par des bureaucrates, comme une question autonome, mais il doit être relié aux problématiques du développement, de la lutte contre la pauvreté et de l’aide pour le développement des pays pauvres (notamment via leur agriculture).
Les Etats ont su trouver des centaines de milliards de dollars pour sauver les banques privées. Qu’on ne nous dise pas qu’ils ne peuvent rassembler la première centaine de milliards, promise par Copenhague, nécessaire aux fonds de développement et d’aide à l’adaptation des pays pauvres, qui seront les premiers frappés par l’aggravation des dérèglements climatiques

Les peuples ne veulent pas de la guerre économique, la vie serait douce si l’on ne nous forçait pas à lutter les uns contre les autres. Forçons nos dirigeants à gouverner enfin dans le sens du bien commun, de l’équité et de la solidarité avec les défavorisés.