Responsabilité d'entreprise et éthique sont-elles solubles dans la mondialisation ?

Responsabilité d'entreprise et éthique sont-elles solubles dans la mondialisation ?
Aux Editions de l'Aube

19 février 2010

Le roi Europe est nu

La question de la solidarité entre les peuples, qu’ils soient du Nord ou du Sud, est au cœur du développement durable, avant même la délicate problématique de la solidarité intergénérationnelle.
Un pays fondateur de l’Europe - après avoir fondé la civilisation occidentale - est en train de couler et l’Europe ne peut rien faire. Elle ne peut rien faire ou plutôt elle ne veut rien faire. Car l’Europe ne connaît pas, constitutionnellement, la solidarité. Interrogeons-nous sur ce que signifie une communauté pour qui la devise n’est pas « l’union fait la force », mais « chacun pour soi ». Une communauté qui écrit à chaque ligne de ses textes constitutionnels les mots compétitivité et compétition, jamais le mot coopération. Une Europe qui décide que sa banque centrale est totalement indépendante du politique et n’a donc aucune finalité de défense de sa monnaie et de son économie face à la guerre économique mondiale que mènent les autres blocs-continents et à la spéculation des traders, mais qui poursuit dogmatiquement une chimère disparue depuis quinze ans, appelée inflation. Qui a fait princes ces docteurs Pangloss de Francfort ou Bruxelles, qui nous feront périr sous le chômage et la précarité, mais en bonne santé d’inflation ? Ils sont de la même caste que les traders des banques d’affaires, qui après avoir aidé la Grèce et d’autres pays à maquiller leurs comptes, après avoir fichu la planète en l’air puis s’être faits renflouer par ces mêmes Etats, spéculent maintenant contre l’euro et contre l’Europe. Vive la dérégulation pour les canailles !

L’Europe sociale n’existe pas, le dumping social oui. L’Europe fiscale n’existe pas, le dumping fiscal oui. L’Europe de la défense n’existe pas, chaque pays dépensant allégrement des milliards pour ses propres armées, alors que les économies que génèreraient les mutualisations sont évidentes.
Il n’y a pas de politique énergétique commune, alors que les questions primordiales d’infrastructures et de sécurité énergétique exigent économies d’échelles et interconnexion des réseaux.
Non seulement l’Europe ouvre ses frontières aux grands vents de la mondialisation, mais elle force, fanatique de l’idéologie de la concurrence et de la compétition productiviste, ses membres à se tirer des balles dans les pieds et à se déchirer entre eux.
L’Europe a été absente à Copenhague, elle est inaudible sur la plupart des grands problèmes du monde. Pas de numéro de téléphone unique, pas de vision commune, une gouvernance illisible.
Et quand le suffrage universel la rejette, l’Europe revient par la fenêtre de la voie règlementaire.
Pas étonnant que, pour la grande majorité des européens, l’Europe se réduise à une armée de bureaucrates aussi incompétents que grassement payés, élevés hors sols et coupés des réalités des territoires. Ainsi qu’à une cohorte de lobbyistes chargée de retarder les réglementations qui seraient défavorables aux multinationales.

L’Europe n’a été créée que dans un seul objectif : qu’il n’y ait plus jamais de guerre entre les pays du continent. Ce qui n’a d’ailleurs pas évité les guerres des Balkans et les massacres des années 90.

L’Europe est tout simplement une communauté virtuelle, l’Europe n’existe pas, l’Europe est une fiction, une vue de l’esprit, une escroquerie intellectuelle. Ceux qui sautent comme des cabris en criant l’Europe, l’Europe, l’Europe ne sont que des illusionnistes.

Sortons de cet aveuglement collectif, réveillons-nous ! L’Europe est à inventer ! Une Europe sociale, une Europe des territoires, fondée sur les valeurs de solidarité et de fraternité, d’égalité et d’équité, de justice sociale, de développement équilibré et soutenable. Une Europe qui protège et qui unit les hommes.

12 février 2010

Ethique du conseil

Le conseil éthique, ou tout simplement le bon conseil, est celui qui privilégie l’intérêt du client par rapport à l’intérêt du conseiller. Le commerce en général et la responsabilité dans l’exercice du métier en particulier, consistent à faire converger les intérêts des deux parties, dans un échange gagnant-gagnant. L’intérêt économique du médecin est d’avoir beaucoup de malades, ou des patients qui sont souvent malades, ce qui revient au même ; l’intérêt du malade est de guérir et d’avoir à consulter le moins souvent possible, ce qui est évidemment contradictoire. Dans un pays imaginaire où les habitants seraient si bien soignés qu’ils ne sont jamais malades, les médecins seraient au chômage ! Si l’on exclut les erreurs médicales et le problème du trou de la sécurité sociale, qu’est-ce qui fait que, globalement, le système de santé fonctionne ? Réponse : la confiance et le marché. Le malade fait a priori confiance au médecin, et d’autant plus lorsqu’il estime qu’il a bien soigné ses maladies précédentes. Dans le cas contraire, il va voir la concurrence, fait fonctionner le bouche-à-oreille et les mauvais médecins ont moins de clients.

En matière financière, le conseil revêt une importance particulière et la responsabilité des banques et de leurs agents est grande. Inutile de revenir sur le point de départ de la plus grande crise économique mondiale depuis près d’un siècle : l’abus de faiblesse de la part de courtiers en crédits hypothécaires véreux vis-à-vis d’une population fragilisée et sous-éduquée. Toutes les banques et tous leurs agents ont-ils atteint l’excellence dans la prise en compte de l’éthique dans leurs prestations de conseils et de ventes ? Certains observateurs pourront citer quelques contre-exemples : cas de ventes forcées (notamment des actions issues de privatisations), cas de conseils non adaptés ou contraires à l’intérêt du client (assurance-vie pour des clients âgés de 90 ans), cas du conseiller qui fourgue les produits maison, ceux de la tête de gondole ou les promotions du mois, parce qu’il perçoit une commission, pression pour faire acheter le package dont le prix est parfois supérieur à la somme des prix unitaires des services utiles qui le composent, etc…. Moralité : l’Etat ou le régulateur ont du réglementer, souvent avec lourdeur (exemple : Directive concernant les Marchés d’Instruments Financiers), puisque les banques n’avaient pas toutes compris spontanément que l’absence d’éthique était contreproductive : insatisfaction puis défiance du client, donc infidélité.

L’éthique du conseil pose plusieurs séries de questions. D’abord, qu’appelle-t-on conseil ? On peut distinguer au moins trois niveaux de profondeur. En commençant par le simple avis, entouré de la fourniture d’informations, plus générales que personnalisées, qui engage peu celui qui le donne, ni d’ailleurs celui qui le reçoit. C’est le cas par exemple, des pseudo-conseils des sites internet de bourse en ligne : « conserver, renforcer, alléger… », qui ont assez peu de valeur. Vient ensuite l’apport d’expertise, qui doit s’appuyer sur une analyse plus personnalisée de la situation du client, afin que celui-ci dispose de tous les éléments pour prendre sa décision en toute connaissance de cause. Le niveau supérieur consiste en une recommandation précise de choix et d’action - avec les mises en garde nécessaires - qui doit se baser sur une compréhension fine des attentes et besoins du client, de la nature de ses projets, de sa relation à l’argent et de son degré d’aversion au risque : le conseiller propose « comme s’il était à la place du client ». Ce qui est évidemment impossible, tant les sensibilités sont difficiles à exprimer, les désirs et projets empreints d’incertitudes et souvent confus, dans la tête même des clients.

Deuxième question : celle des compétences respectives du conseiller et du client et du rapport de force qu’implique le conseil. L’acte de conseil présuppose généralement que le client est moins compétent que le conseiller, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas…voire quasiment incompétent sur le sujet (excluons la cas du médecin malade qui va consulter un confrère pour obtenir un effet miroir, du recul ou le croisement des avis, toujours appréciables). Comment un client incompétent en matière financière peut-il juger de la compétence de son conseiller ? D’abord, par la perception qu’il a de la pertinence des conseils donnés antérieurement. Ce qui est très difficile à évaluer. De même que le malade qui croit que les antibiotiques prescrits ont été efficaces pour un rhume d’origine virale…qui se serait guéri tout seul dans le même laps de temps, le client n’a généralement pas la possibilité de simuler une autre prescription et de faire la comparaison des résultats. Reste alors l’analyse de l’attitude et du comportement de son conseiller, en faisant jouer son sens psychologique et en évitant qu’un sentiment d’empathie ou d’antipathie ne vienne brouiller son jugement : on connaît d’excellents médecins qui sont très froids ou des commerciaux chaleureux qui sont nuls.
Le client peut-il comprendre les arguments du conseiller, même si celui-ci fait des efforts de pédagogie pour se débarrasser du jargon bancaire, parfois pratique pour masquer les réalités ? Il est de l’intérêt du conseiller de s’en assurer, ne serait-ce que pour éviter les éventuelles déconvenues ultérieures : « je n’avais pas compris, vous m’aviez mal expliqué », avec les limites floues entre la bonne et la mauvaise foi. Car l’éthique du conseilleur suppose aussi une éthique du conseillé.

La relation entre un conseiller, qui sait (ou est censé savoir…) et un client qui ne sait pas (ou croit savoir), est toujours celle d’un rapport de forces. Le bénéficiaire du conseil doit avoir conscience qu’il s’agit d’un conseil et donc accepter que le conseiller ait une influence sur lui, sur son comportement, sur ses choix. Un conseil n’est jamais neutre. Et le conseiller doit s’interroger en permanence : peut-on donner un conseil à quelqu’un qui ne le demande pas ? Ou bien doit-on donner un conseil à quelqu’un, même s’il ne le demande pas (devoir de conseil) ?

Troisième problématique : les limites entre le conseil et la vente doivent être clairement définies. Un médecin prescrit une ordonnance, il ne vend pas de médicaments. Mais on connaît tous le rôle et l’influence des visiteurs médicaux, qui peuvent faire douter de la « neutralité » de la prescription (ce n’est d’ailleurs que le pharmacien, en bout de chaîne, qui pourra « corriger le tir » en proposant éventuellement le médicament générique correspondant).
Ce qui pose la question de la rémunération : contrairement à la prescription médicale, le conseil financier n’est généralement pas rémunéré. Le modèle économique repose sur une péréquation : la vente des produits et services financiers (en général, ceux de l’établissement du conseiller, qui cumule donc les rôles de médecin et de pharmacien) qui est supposée découler du conseil. D’où la suspicion de partialité. Pourquoi ne pas alors encourager le développement de boutiques financières, totalement neutres, qui factureraient leurs conseils (au temps passé par exemple, comme les médecins ? ou bien en étant intéressées aux résultats ?), prescriraient les meilleurs produits des banques, mais n’en distribueraient aucun ?

Autre limite, celle de la confidentialité et de la discrétion : la recherche de la connaissance intime du client butte sur la frontière de la vie privée. Jusqu’où peut-on aller sans tomber dans le reproche d’ingérence dans les affaires privées du client, voire dans l’accusation pénale de soutien abusif ?

La condition du succès du conseil éthique réside bien dans la confiance réciproque établie entre les deux parties. Celle-ci s’entretient dans la durée, comme pour toute relation humaine. Ce que ne facilitent d’ailleurs pas les changements de postes perpétuels des conseillers bancaires ! La confiance n’est jamais acquise ad vitam aeternam (elle peut être retirée brutalement) et doit se nourrir de preuves continues : tel conseil donné auparavant, pourvu que la traçabilité en ait été assurée, a effectivement généré chez le client l’avantage tangible qui avait été promis.

Quoi qu’il en soit, souvenons-nous toujours que les conseilleurs ne sont jamais les payeurs…

3 février 2010

Les cinq écueils du développement durable en entreprise

Le développement durable en entreprise (ou plus précisément les démarches de responsabilité sociale et environnementale - RSE - ou plus généralement de responsabilité d’entreprise tout court), doit lutter en permanence contre de multiples ennemis internes. Tel une petite flamme de bougie au grand vent, il vacille sans cesse et manque de s’éteindre en permanence, tant la logique économique de l’entreprise s’oppose à sa progression. Le développement durable doit affronter au moins cinq principaux périls.

Le premier écueil est l’ignorance. Beaucoup d’acteurs dans l’entreprise n’ont pas le niveau de culture suffisant pour comprendre véritablement de quoi on parle. Le concept du développement durable, holistique par construction, est difficilement appréhendable par les esprits cartésiens des décideurs français. Et même au plus haut niveau, malgré le battage médiatique. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, un nombre significatif de dirigeants, le nez sur le guidon de leur compte d’exploitation trimestriel, consacrent peu de temps à réfléchir à ces questions. S’ils ont lu, dans leur jeunesse, Max Weber, Hans Jonas ou Emmanuel Levinas, leur emploi du temps a rendu totalement invisibles à leurs yeux les indispensables ponts qui relient la philosophie, la morale et l’éthique, la marche du monde, les valeurs des sociétés, et le fonctionnement des organisations humaines. On assiste alors à un réflexe régressif classique de rejet de ce que l’on ne comprend pas.

Le deuxième péril s’appelle le cynisme. Nombreux sont ceux dans l’entreprise qui pensent - et souvent le disent tout haut - que : « la fin justifie les moyens ». Ceux qui disent « on nous demande de faire le maximum d’argent dans le minimum de temps ». Ceux qui disent « nos actionnaires ne nous parlent jamais de développement durable, ils nous demandent une rentabilité de 15 % par an ». Ceux qui disent « pas vu, pas pris ». Ceux qui demandent au développement durable de faire écran de fumée pour cacher leurs turpitudes. Ceux qui disent « après nous le déluge ». Ceux qui disent « les générations suivantes seront plus riches, elles trouveront bien les solutions aux problèmes que nous auront causés ». Ceux qui disent « le développement durable est une escroquerie intellectuelle, fatras idéologique qui mélange tout ». Ceux qui disent « tout ce qui ne se chiffre pas n’existe pas ». Ceux qui disent « avec toutes les contraintes qu’on a, ne venez pas nous en rajouter ! ». Ceux qui prétendent que le développement durable est l’affaire exclusive des pouvoirs publics, garants du bien commun, et qui mettent toute la puissance de leur lobbying pour retarder les inévitables règlementations, sans chercher à les anticiper. Ils sont nombreux les utilitaristes, adeptes de logiques verticales de pouvoir et de territoires, amateurs de compétition interne et réfractaires à toute coopération.

Le troisième écueil s’appelle le conformisme. Il s’agit de limiter le sujet à la conformité aux lois, aux règlementations et règles internes. On est dans la justification déontologique : « je me borne à respecter les règles, tout le reste n’est que littérature ». Cette posture nous vient des Etats-Unis, pays où tout est judiciarisé et où triomphe le règne de la compliance, bureaucratie purement formelle qui consiste à vérifier que les processus sont bien appliqués, sans s’occuper du fonds des sujets. La compliance rend les avocats américains milliardaires, car ils obtiendront une sanction pénale moins sévère s’ils peuvent prouver que l’entreprise avait des processus et des vérifications de processus. Le fait qu’il n’y ait bien souvent pas de processus ou que les processus envoient l’entreprise dans le mur, ne concerne pas la conformité. Juste avant sa chute, Enron était parfaitement compliant.

Le quatrième écueil, c’est la communication. Le développement durable en entreprise a commencé, dans les années 2000, par la fonction communication. Il s’agissait en effet de répondre à la nouvelle loi, sous forme de rapports annuels de développement durable, où l’entreprise montrait, avec force anecdotes, verbatim, photos de collaborateurs sur fond d’éoliennes, combien tout le monde était beau et gentil. Il fallait aussi tenter de répondre aux questionnaires indiscrets et incongrus des agences de notation extra-financières. Puis, les Directeurs du développement durable se sont progressivement détachés de la fonction communication, avec l’objectif ambitieux de faire entrer le sujet dans le cœur des métiers et de la stratégie de l’entreprise. Patatras, la communication revient en force : après des années de déni et de bling-bling (lutte des brochures commerciales à paillettes contre le vilain papier recyclé), le marketing, la communication et la publicité (le trio infernal) viennent de découvrir le développement durable ! Et la ligne jaune du greenwashing est franchie tous les jours. Pour le marketing, dont la fonction est, par essence, de susciter les besoins, de pousser à la consommation et de vendre du rêve, tout est désormais vert ou durable (même la noix de Grenoble !). Et la crise actuelle aggrave les choses. Face à une perte de confiance dans l’entreprise, y compris au sein de ses propres salariés, la communication externe et interne appelle la RSE au secours de son image. On est dans le dire et le paraître, au détriment du faire et l’image n’est jamais la réalité. Rajoutez l’horrible mode du storytelling et les travers de la propagande interne ou de la manipulation d’opinion ne sont plus bien loin.

Le cinquième péril est à peu près du même ordre, c’est l’assimilation à la philanthropie. Croire, faire semblant de croire et faire croire que la RSE se limite au mécénat d’entreprise est une manière de nier et d’évacuer ce sujet contrariant. A l’instar de la philanthropie à l’américaine, avec ses galas de charité, ou bien des indulgences religieuses, qui permettent de se racheter une conscience à peu de frais, l’entreprise cherche à redorer son blason en détournant l’attention de son activité quotidienne et de ses externalités. Le détournement du mot sociétal amène à des manœuvres de diversion. Regardez comme je suis généreux envers les pauvres ou l’environnement ! Si le développement du mécénat de compétences et celui des partenariats avec des ONG doivent être encouragés, l’arbre ne doit pas cacher la forêt. C’est le business qui doit être responsable.

Entre ces multiples écueils, la voie est étroite. Le Directeur du développement durable, la plupart du temps sans aucuns moyens (« le développement durable, combien de divisions ? »), sans pouvoir hiérarchique sur qui que ce soit, poursuit laborieusement sa quête de prophète en son pays, faite de frustrations quotidiennes et bien souvent d’humiliations. Couturé de nombreuses cicatrices, il doit savoir avaler les couleuvres et accepter de se faire beaucoup d’ennemis personnels. Il doit avancer souvent contre le management, en déployant des ruses de sioux pour faire générer la valeur qu’apportent responsabilité, comportements éthiques et développement soutenable, malgré les logiques économiques court-termistes. Véritable ONG interne, mouche du coche ou poil à gratter, il n’est malheureusement pas aidé par les attaques des ONG, qui par incompétence ou parti-pris idéologique, décrédibilisent souvent sa démarche de progrès continu. Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.