Responsabilité d'entreprise et éthique sont-elles solubles dans la mondialisation ?

Responsabilité d'entreprise et éthique sont-elles solubles dans la mondialisation ?
Aux Editions de l'Aube

3 février 2010

Les cinq écueils du développement durable en entreprise

Le développement durable en entreprise (ou plus précisément les démarches de responsabilité sociale et environnementale - RSE - ou plus généralement de responsabilité d’entreprise tout court), doit lutter en permanence contre de multiples ennemis internes. Tel une petite flamme de bougie au grand vent, il vacille sans cesse et manque de s’éteindre en permanence, tant la logique économique de l’entreprise s’oppose à sa progression. Le développement durable doit affronter au moins cinq principaux périls.

Le premier écueil est l’ignorance. Beaucoup d’acteurs dans l’entreprise n’ont pas le niveau de culture suffisant pour comprendre véritablement de quoi on parle. Le concept du développement durable, holistique par construction, est difficilement appréhendable par les esprits cartésiens des décideurs français. Et même au plus haut niveau, malgré le battage médiatique. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, un nombre significatif de dirigeants, le nez sur le guidon de leur compte d’exploitation trimestriel, consacrent peu de temps à réfléchir à ces questions. S’ils ont lu, dans leur jeunesse, Max Weber, Hans Jonas ou Emmanuel Levinas, leur emploi du temps a rendu totalement invisibles à leurs yeux les indispensables ponts qui relient la philosophie, la morale et l’éthique, la marche du monde, les valeurs des sociétés, et le fonctionnement des organisations humaines. On assiste alors à un réflexe régressif classique de rejet de ce que l’on ne comprend pas.

Le deuxième péril s’appelle le cynisme. Nombreux sont ceux dans l’entreprise qui pensent - et souvent le disent tout haut - que : « la fin justifie les moyens ». Ceux qui disent « on nous demande de faire le maximum d’argent dans le minimum de temps ». Ceux qui disent « nos actionnaires ne nous parlent jamais de développement durable, ils nous demandent une rentabilité de 15 % par an ». Ceux qui disent « pas vu, pas pris ». Ceux qui demandent au développement durable de faire écran de fumée pour cacher leurs turpitudes. Ceux qui disent « après nous le déluge ». Ceux qui disent « les générations suivantes seront plus riches, elles trouveront bien les solutions aux problèmes que nous auront causés ». Ceux qui disent « le développement durable est une escroquerie intellectuelle, fatras idéologique qui mélange tout ». Ceux qui disent « tout ce qui ne se chiffre pas n’existe pas ». Ceux qui disent « avec toutes les contraintes qu’on a, ne venez pas nous en rajouter ! ». Ceux qui prétendent que le développement durable est l’affaire exclusive des pouvoirs publics, garants du bien commun, et qui mettent toute la puissance de leur lobbying pour retarder les inévitables règlementations, sans chercher à les anticiper. Ils sont nombreux les utilitaristes, adeptes de logiques verticales de pouvoir et de territoires, amateurs de compétition interne et réfractaires à toute coopération.

Le troisième écueil s’appelle le conformisme. Il s’agit de limiter le sujet à la conformité aux lois, aux règlementations et règles internes. On est dans la justification déontologique : « je me borne à respecter les règles, tout le reste n’est que littérature ». Cette posture nous vient des Etats-Unis, pays où tout est judiciarisé et où triomphe le règne de la compliance, bureaucratie purement formelle qui consiste à vérifier que les processus sont bien appliqués, sans s’occuper du fonds des sujets. La compliance rend les avocats américains milliardaires, car ils obtiendront une sanction pénale moins sévère s’ils peuvent prouver que l’entreprise avait des processus et des vérifications de processus. Le fait qu’il n’y ait bien souvent pas de processus ou que les processus envoient l’entreprise dans le mur, ne concerne pas la conformité. Juste avant sa chute, Enron était parfaitement compliant.

Le quatrième écueil, c’est la communication. Le développement durable en entreprise a commencé, dans les années 2000, par la fonction communication. Il s’agissait en effet de répondre à la nouvelle loi, sous forme de rapports annuels de développement durable, où l’entreprise montrait, avec force anecdotes, verbatim, photos de collaborateurs sur fond d’éoliennes, combien tout le monde était beau et gentil. Il fallait aussi tenter de répondre aux questionnaires indiscrets et incongrus des agences de notation extra-financières. Puis, les Directeurs du développement durable se sont progressivement détachés de la fonction communication, avec l’objectif ambitieux de faire entrer le sujet dans le cœur des métiers et de la stratégie de l’entreprise. Patatras, la communication revient en force : après des années de déni et de bling-bling (lutte des brochures commerciales à paillettes contre le vilain papier recyclé), le marketing, la communication et la publicité (le trio infernal) viennent de découvrir le développement durable ! Et la ligne jaune du greenwashing est franchie tous les jours. Pour le marketing, dont la fonction est, par essence, de susciter les besoins, de pousser à la consommation et de vendre du rêve, tout est désormais vert ou durable (même la noix de Grenoble !). Et la crise actuelle aggrave les choses. Face à une perte de confiance dans l’entreprise, y compris au sein de ses propres salariés, la communication externe et interne appelle la RSE au secours de son image. On est dans le dire et le paraître, au détriment du faire et l’image n’est jamais la réalité. Rajoutez l’horrible mode du storytelling et les travers de la propagande interne ou de la manipulation d’opinion ne sont plus bien loin.

Le cinquième péril est à peu près du même ordre, c’est l’assimilation à la philanthropie. Croire, faire semblant de croire et faire croire que la RSE se limite au mécénat d’entreprise est une manière de nier et d’évacuer ce sujet contrariant. A l’instar de la philanthropie à l’américaine, avec ses galas de charité, ou bien des indulgences religieuses, qui permettent de se racheter une conscience à peu de frais, l’entreprise cherche à redorer son blason en détournant l’attention de son activité quotidienne et de ses externalités. Le détournement du mot sociétal amène à des manœuvres de diversion. Regardez comme je suis généreux envers les pauvres ou l’environnement ! Si le développement du mécénat de compétences et celui des partenariats avec des ONG doivent être encouragés, l’arbre ne doit pas cacher la forêt. C’est le business qui doit être responsable.

Entre ces multiples écueils, la voie est étroite. Le Directeur du développement durable, la plupart du temps sans aucuns moyens (« le développement durable, combien de divisions ? »), sans pouvoir hiérarchique sur qui que ce soit, poursuit laborieusement sa quête de prophète en son pays, faite de frustrations quotidiennes et bien souvent d’humiliations. Couturé de nombreuses cicatrices, il doit savoir avaler les couleuvres et accepter de se faire beaucoup d’ennemis personnels. Il doit avancer souvent contre le management, en déployant des ruses de sioux pour faire générer la valeur qu’apportent responsabilité, comportements éthiques et développement soutenable, malgré les logiques économiques court-termistes. Véritable ONG interne, mouche du coche ou poil à gratter, il n’est malheureusement pas aidé par les attaques des ONG, qui par incompétence ou parti-pris idéologique, décrédibilisent souvent sa démarche de progrès continu. Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.

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