Responsabilité d'entreprise et éthique sont-elles solubles dans la mondialisation ?

Responsabilité d'entreprise et éthique sont-elles solubles dans la mondialisation ?
Aux Editions de l'Aube

19 septembre 2006

Les apports des sciences et des technologies au développement durable

Il y a trois leviers principaux pour agir dans le sens du développement durable :
- l’action de la puissance publique : réglementation et fiscalité (avec son symétrique, la subvention), politiques d’aménagement du territoire, d’achats publics, politiques industrielles, de transport, de formation, de santé…
- les comportements des individus et des collectivités (principalement les entreprises)
- les sciences et technologies

De mon point de vue, ces trois leviers jouent à peu près à part égale.
Ils ne sont d’ailleurs pas indépendants, mais interagissent deux à deux (exemple de la recherche publique qui concourt à l’innovation technologique, exemple de l’acceptation par les citoyens du changement induit par les nouvelles technologies). Il est donc difficile d’isoler l’apport des sciences et technologies en dehors du contexte politique, culturel, social et économique dans lequel on se place. J’essayerai néanmoins de dégager quelques invariants en dressant un inventaire (non exhaustif) des principales technologies contributives à un développement soutenable, sachant que l’ensemble des disciplines scientifiques est concerné (c’est ce qui fait la difficulté du sujet), y compris la recherche fondamentale (une étude du MEFI de fin 2003 recense pas moins de 113 technologies de l’environnement).

Le rôle des technologies est d’ailleurs paradoxal : ce sont les technologies elles-mêmes, au service des activités humaines et de la mondialisation, qui sont en partie à l’origine de la question du développement durable (cf. l’accroissement des émissions de GES, qui est d’origine anthropique, les multiples atteintes de l’industrie à l’environnement naturel et la multiplicité des risques d’origine technologique). Sauront-elles résoudre les problèmes qu’elles ont créés ?

N’oublions pas pour autant de rappeler leur impact positif indirect : les technologies augmentent la productivité du travail (et la durée de la vie), qui est le principal facteur explicatif de la croissance et sans croissance économique, pas de développement durable.

Les domaines où leur apport est le plus fort sont bien évidemment l’environnement et le domaine socio-sanitaire, que l’on peut aborder :
- tant par les risques : risques climatiques dus à l’accroissement des émissions de GES (assurément l’un des plus grands risques), questions de sécurité (pollutions, sécurité alimentaire, …) et de destructions irréversibles (atteinte à la biodiversité notamment)
- que par les opportunités, pour lutter contre la pauvreté (problème N°1 de la planète), avec son cortège de corollaires : la faim, la mortalité (particulièrement la mortalité infantile), les maladies, l’accès à l’eau et l’insalubrité, l’insécurité, les inégalités, les guerres, la perte de la dignité, …

Il convient de distinguer deux grandes familles de technologies :

- d’une part, les techniques de production visant à diminuer les impacts environnementaux, que ce soit dans l’exploitation des ressources naturelles ou dans les procédés intermédiaires, tout au long des chaînes de valeur ajoutée, où l’ingénieur devra intégrer des contraintes supplémentaires, dans la résolution de ses équations multidimensionnelles visant à optimiser les performances, ou bien inventer des modes de production totalement nouveaux

- d’autre part, compte tenu de l’importance du patrimoine existant, les technologies de réparation et de réhabilitation : restauration du paysage, des écosystèmes, (particulièrement les milieux boisés), de la fertilité des sols, recharge des nappes phréatiques, réhabilitation des logements, requalification des quartiers sinistrés, guérisons des corps atteints par les nouvelles pandémies… autant de domaines variés et nouveaux où nos savoir-faire sont encore très jeunes

Les principaux domaines d’application de ces technologies sont au nombre de six :

- l’énergie et les ressources naturelles
- corollairement, les transports
- ainsi que l’habitat
- l’agriculture
- la santé
- les déchets

L’énergie et les ressources naturelles

C’est le secteur principal, très capitalistique et où les impacts sont à très long terme et pourtant l’effort de recherche y est insuffisant (1 à 2 % du CA seulement en Europe, bien moins qu’aux USA) par rapport à d’autres secteurs comme l’informatique.
L’enjeu est double : améliorer l’efficacité énergétique globale et réduire la dépendance aux énergies fossiles, émettrices de GES et non renouvelables.

Cependant, compte tenu du poids des énergies fossiles (qui représentent 80 % de la consommation mondiale), il convient de ne pas négliger de poursuivre l’amélioration des technologies de prospection et d’exploitation, de s’intéresser aussi aux nouvelles sources comme les huiles de schistes bitumeux et d’investir dans les technologies aval comme celle de la transformation du gaz naturel en combustible de substitution à l’essence (Gaz to liquid).
En contrepartie de l’effet d’accroissement des émissions de GES, on doit étudier les technologies de séquestration du carbone dans des formations géologiques de grande profondeur ou par minéralisation à l’état solide.

S’agissant du nucléaire, il y a deux axes de progrès principaux :
- d’une part, les technologies de production, avec l’EPR d’abord, puis le nucléaire de 4° génération (nouveau réacteur de fission nucléaire) et enfin, à plus long terme, la fusion thermonucléaire contrôlée (qui permet de se passer de l’uranium) avec les projets de type ITER
- d’autre part, les technologies de stockage des déchets

Concernant les énergies renouvelables, l’enjeu est d’améliorer leur compétitivité économique afin qu’elles sortent de leur marché de niche (l’effort français est d’ailleurs en dessous de celui de ses voisins européens).
Les technologies du solaire sont porteuses, essentiellement le photovoltaïque (procédés à base de films minces sur substrats verre ou acier, puis à plus long terme, matériaux polymères de troisième génération aux rendements de conversion supérieurs), qui présente un potentiel théorique considérable (la surface totale des toitures françaises est évaluée à 10 000 km2). Il faudra aussi s’intéresser, pour après-demain, aux tours solaires et stations solaires orbitales.

La géothermie des roches fracturées (rechercher la réduction des coûts de forage) est également prometteuse.

L’éolien, principale énergie renouvelable dont on pourrait attendre un développement significatif à court terme en France, devrait bénéficier d’apports significatifs des technologies de pointe de l’aéronautique et de l’électronique de puissance.

La biomasse, par son potentiel théorique (le quart de la consommation énergétique française), mérite aussi des investissements technologiques. En outre, participant au cycle du carbone, elle n’induit pas d’effet de serre. Les rendements de la bioélectricité pourraient être multipliés par deux par la mise au point des techniques de gazéification. La production de biocarburants à partir de biomasse lignocellulosique (forestière ou cultivée) par voie thermochimique (gaz de synthèse pour production de carburants liquides) ou biologique (fermentation alcoolique) permettrait d’accroître aussi les rendements. Autre exemple, la technique de production du charbon biomasse ou charbon vert, obtenu à partir de déchet végétal et non de bois, qu’il serait utile de fiabiliser au profit des pays en développement.

Les technologies de l’hydraulique classique sont assez bien maîtrisées, on peut néanmoins citer deux pistes de progrès potentiel, parmi d’autres : l’amélioration technique de la petite hydraulique (très utile aux pays en développement) et l’exploitation de la houle et des courants marins.

L’économie de l’hydrogène constitue un pan entier d’exploration prometteuse, y compris sur sa partie aval, par développement d’un réseau pour alimenter les piles à combustible mobiles ou fixes.

S’agissant de l’eau, l’enjeu est de mettre au point des technologies industrielles moins consommatrices d’eau et des technologies de recyclage de l’eau grâce à des procédés de filtration sophistiqués et des processus de production en boucle fermée. Par ailleurs, la désalinisation de l’eau de mer (notamment via l’énergie nucléaire) reste un important défi technologique.

Enfin, l’effort devra porter sur les techniques de stockage de l’énergie ainsi que sur la mise en œuvre de réseaux électriques intelligents, capables d’adapter l’offre et la demande.

De façon générale, les solutions passent souvent par l’association de plusieurs technologies énergétiques.

Les transports (1° poste d’émission de GES avec 25 % au niveau mondial et 27 % de la consommation énergétique)

Là aussi, avant d’améliorer, il faut réduire.
La réduction des déplacements privés et professionnels passe par la diffusion des technologies existantes (TIC), le développement de l’e-commerce, du télétravail, du e-learning, du haut débit (avec ou sans fil), qui permet la visiophonie / visioconférence.
Les technologies doivent rendre les automobiles plus légères et moins consommatrices. La problématique est de trouver les solutions de propulsion les plus performantes parmi un éventail assez large : moteurs électriques, hybrides, GPL, GNV, biocarburants, pile à combustible.

L’habitat (1° poste de consommation d’énergie)

Au-delà de l’optimisation des coûts des immeubles à Haute Qualité Environnementale, la cible est de savoir concevoir et fabriquer efficacement des bâtiments à énergie positive (notamment par intégration des énergies renouvelables : solaire photovoltaïque, bois et géothermie). Mais les plus gros gisements d’économie d’énergie résident aujourd’hui dans les techniques de réhabilitation.

L’agriculture

Même si l’apport des nouvelles technologies agricoles doit être tourné vers la lutte contre la malnutrition dans les pays en développement, le recours intensif à de la haute technologie pour augmenter les productions doit être surveillé (l’Union Européenne a bien fait d’interdire l’usage des hormones de croissance pour le bétail) et l’amélioration des techniques de traçabilité doit être poursuivi.
Mais l’enjeu est surtout de privilégier la qualité, pour laquelle l’adoption des pratiques agricoles durables est indispensable. L’agronomie doit devenir une véritable ingénierie écologique. Cette transformation passe par l’alliance entre :
- d’une part, le développement des nouvelles techniques agronomiques qui étudient les interactions complexes entre tous les éléments des écosystèmes ; les apports de la technologie concernent aussi la gestion fine des entrants agricoles : apporter engrais et produits phytosanitaires en bonne quantité et au bon endroit, sans gaspillage, sans pollution par lessivage et percolation des excès
- d’autre part, la mise en œuvre de pratiques agricoles biologiques, souvent ancestrales, que ce soit en matière de prévention de l’érosion de sols (cultures traditionnelles en terrasse), de l’appauvrissement des nutriments (rotations des cultures), d’élevage biologique (libre parcours), ou d’utilisation de l’eau (exemple de l’irrigation au goutte-à-goutte combinée avec les nouvelles techniques de détection de l’humidité des sols), etc…
L’agriculture, acteur de la gestion des milieux naturels, a besoin du développement des sciences impliquées dans la conservation de la biodiversité.

La santé

Au-delà du traitement des maladies de l’environnement elles-mêmes (amiante, saturnisme, légionellose, asthme, etc….) pour lequel notre courbe d’expérience est encore jeune, il n’est point besoin de démontrer l’apport de la recherche médicale et pharmaceutique, de la recherche clinique et biologique dans la lutte contre toutes les maladies infectieuses (qu’elles soient virales, bactériennes ou parasitaires), les maladies génétiques et les grandes pandémies (comme le SIDA).
Cette lutte a évidemment besoin des progrès de l’ingénierie génétique, des biotechnologies et des nanotechnologies.

La génétique et le travail sur les cellules souches promettent le meilleur comme le pire ; leur apport au développement durable et au bien-être de l’humanité en général est conditionné par l’instauration et le respect de protocoles de tests stricts et rigoureux, un contrôle éthique via l’utilisation raisonnée du principe de précaution - désormais inscrit dans notre Constitution - et des processus de décisions démocratiquement validés.

Les déchets (5 Milliards de tonnes pour les 25 pays de l’OCDE)

Les technologies doivent ici apporter leur concours sur chacun des trois volets : Réduire, Réutiliser, Recycler.
Il s’agit d’abord de limiter la production de déchets ultimes et de les stocker de façon « inoffensive » et réversible ; la notion de déchet ultime évolue en effet avec les progrès technologiques, d’où l’intérêt de la réversibilité (on recyclera peut-être demain les déchets ultimes d’aujourd’hui).
La réduction de l’usage du papier par exemple (multiplié par 10 en France sur les 10 dernières années) s’appuiera sur le développement de la communication électronique et les moyens de lecture sans papier (e-book) ou l’amélioration des techniques d’impression ou de photocopies recto verso.

Les technologies de recyclage doivent augmenter leur efficacité économique afin de couper le cercle vicieux volumes faibles / coûts importants (exemples : baisser les coûts des techniques de désencrage et de blanchiment ; décentraliser les usines de recyclage afin de diminuer les coûts de transport, ..).
Il faut aussi développer des technologies propres de traitement des déchets et des systèmes de réutilisation de la matière et de l’énergie issues du traitement des déchets (par incinération, gazéification, méthanisation ou compostage).
Plus largement, l’effet de levier sera encore supérieur si l’on arrive à mettre au point des chaînes intersectorielles et interentreprises de réutilisation de déchets respectifs.


Au-delà de ces six domaines principaux, bien d’autres secteurs de l’industrie ont besoin des apports des technologies pour se développer durablement et la plupart des procédés industriels sont concernés, ne serait-ce que sous l’aspect de la sécurité afin de prévenir les accidents technologiques et industriels.
Citons particulièrement tout le volet de l’éco-conception, qu’il s’agisse de mobiliers, de fabrication de vêtements (exemple : utilisation de textiles issus de plastiques recyclés) ou des appareils ménagers bruns et blancs, par la diminution de leur consommation électrique (le potentiel d’économie des cool appliances est de l’ordre de 20 %).

Pour les deux autres composants du développement durable, le piler économique et le piler social, ce sont les sciences politiques, humaines, morales, économiques et sociales qui doivent être mises à contribution, mais de manière coordonnée, de façon à appréhender une vision globale du monde, de ses enjeux et des solutions pour infléchir la route de nos sociétés vers un développement plus soutenable.


Quelles sont les principales conditions de succès pour que l’apport de ces sciences et technologies se réalise rapidement ?
Au-delà de l’action simultanée sur les deux autres leviers cités précédemment, l’intervention de l’Etat (sous forme de réglementations et d’incitations financières, négatives ou positives, afin de vaincre les lobbies installés et les réticences au changement) et les évolutions des comportements, on peut citer une douzaine de facteurs plus spécifiques :

- réduire la fracture numérique et élargir l’accès aux connaissances techniques et scientifiques au plus grand nombre
- par là même, assurer une meilleure diffusion de l’information sur le développement durable
- développer la formation en instaurant des véritables filières des technologies de l’environnement
- malgré les contraintes budgétaires (et le Pacte de stabilité en Europe), réallouer significativement les moyens au profit de la recherche (2,2 % du PIB en France, ce qui est en dessous de la médiane des autres pays développés) et favoriser les programmes internationaux de R&D (surtout interdisciplinaires), sans oublier d’y associer les pays du Sud ; renforcer la coopération au sein de la recherche, entre les différents organismes, agences et laboratoires d’une part, et entre le monde de la recherche et la société civile, d’autre part ; inciter à la multiplication des brevets (220 brevets par million d’habitants en France, ce qui est inférieur à la moyenne de l’Union Européenne)
- plus globalement, promouvoir l’interdisciplinarité en développant des outils d’intégration des disciplines via leur mise en réseau ; compte tenu de l’extrême imbrication des problèmes, l’enjeu est de limiter les cloisonnements des spécialités et le travail en silo et d’inventer des nouveaux modes de coopération entre spécialistes grâce à l’intervention transversale de généralistes éclairés
- définir et diffuser des normes, standards et référentiels, ainsi que des indicateurs pertinents, sans lesquels les progrès ne pourront pas être mesurés
- stimuler les transferts de technologies et de savoir-faire entre le Nord et le Sud
- apprendre à intégrer dans l’analyse des systèmes économiques le coût de leurs externalités négatives
- développer une approche intégrée de l’analyse financière et extra-financière des entreprises
- développer la science de la prospective
- donner des moyens de calculs massifs pour les modélisations mathématiques des systèmes complexes (exemple des prévisions climatiques)
- stimuler le secteur bancaire pour le financement du développement des nouvelles technologies (via le capital-risque notamment, deux fois moindre en Europe qu’aux USA) et des projets qui les mettent en œuvre ; son rôle est aussi important pour assurer les investisseurs et les opérateurs des différents marchés et bourses de l’énergie contre des variations de prix erratiques, via leur créativité dans l’ingénierie des opérations de marché ; de même, lorsqu’il s’agit d’assurer la sécurité et la liquidité des nouveaux marchés de quotas ou de certificats


Les retards pris dans la stratégie de Lisbonne, qui était censée faire de l’Union Européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici 2010 », sont extrêmement préoccupants.
L’économie du virtuel et de l’immatériel, dans laquelle les pays développés sont rentrés, ne doit pas nous faire oublier le monde réel - avec son secteur primaire - et que nous évoluons dans un espace fini où les ressources sont limitées.

En 1987, la Commission mondiale sur l’environnement et le développement durable avait proposé de « réorienter la technologie, lien essentiel entre les hommes et la nature » en privilégiant les technologies tenant compte des facteurs environnementaux et celles produisant des biens sociaux. Désormais, l’article 9 de la Charte de l’environnement stipule que « la recherche et l’innovation doivent apporter leurs concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement ». Hier, les sciences et technologies étaient des potentialités, aujourd’hui elles sont en devoir.

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