Responsabilité d'entreprise et éthique sont-elles solubles dans la mondialisation ?

Responsabilité d'entreprise et éthique sont-elles solubles dans la mondialisation ?
Aux Editions de l'Aube

9 septembre 2006

Pourquoi les entreprises doivent s'engager davantage dans le développement durable

Il est probable que les enjeux du développement durable seront l’un des thèmes du débat pour les prochaines échéances électorales françaises. Or, force est de constater les accès de faiblesse des Etats et des institutions : baisse de crédibilité des hommes politiques dans l’opinion, gestion souvent impécunieuse des deniers publics (dettes et déficits reportent les problèmes sur les générations à venir), difficultés de coopérations entre Etats, dysfonctionnements de la régulation mondiale (rejet du référendum européen, échec du cycle de Doha, reculs du multilatéralisme, interrogations sur les institutions de Bretton Woods, critiques contre les ratés de la machine à redistribuer les richesses,...). Dans ces conditions, les entreprises et particulièrement les grandes entreprises internationales, porteuses de la puissante mondialisation, apparaissent désormais comme les rares acteurs capables d’avoir un impact sur le cours des choses. Même si ce n’est pas la finalité de l’entreprise de résoudre tous les maux de la terre et si la responsabilité première incombe aux Etats et aux organismes de régulation, les entreprises, dont les pouvoirs, les profits, les capacités d’actions et d’influences sont croissants, sont désormais en devoir vis-à-vis des problématiques de progrès, qu’elles soient macro-économiques ou bien locales. Plus on a de pouvoir, plus on a de responsabilités. Plus on est gros, plus on est exposé.

Elles n’agiront pas pour des raisons morales ou par générosité, puisque la morale ne fait partie de l’univers de l’entreprise. Mais bien par égoïsme naturel. Car une entreprise ne peut pas croître et se développer économiquement dans des environnements (au sens large : marchés, populations, infrastructures, ressources énergétiques et naturelles,…) qui seraient dégradés. Il est de l’intérêt même de l’entreprise de se préoccuper du milieu dans lequel elle opère et de s’assurer que la façon dont elle conduit ses affaires, non seulement ne cause pas de préjudices plus ou moins indirects à ses parties prenantes (c’est l’approche défensive du développement durable, basée sur les risques et sur la réputation), mais surtout, contribue au progrès économique et social. L’intérêt privé peut-il rester longtemps antagoniste avec l’intérêt général ?

Certes, les efforts de chaque entreprise pour contribuer à préserver et enrichir le bien collectif buttent sur des obstacles sérieux, tant le retour sur investissement et la rentabilité intrinsèque de ces efforts sont difficiles à évaluer. Se posent essentiellement deux problèmes de périmétrie, l’un dans le temps, l’autre dans l’espace.
Périmétrie dans le temps. Les actionnaires et les marchés, à la recherche d’une rentabilité à court terme, comprennent difficilement la pertinence de ces actions car les impacts sont à long terme et les business models des analystes financiers fonctionnent mal sur des horizons qui dépassent 18 mois. L’entreprise est confrontée à un problème de compatibilité de longueur d’ondes : ceux qui la jugent et font évoluer son cours de bourse travaillent sur ondes courtes, alors que les actions visant à semer pour récolter les fruits des saisons futures s’inscrivent dans le registre des ondes longues, incompatibles et aujourd’hui inaudibles.
Comme il serait totalement utopique d’imaginer pouvoir changer les règles du jeu des marchés financiers (rappelons qu’un grand spécialiste les qualifiait de moutonniers, exubérants et irrationnels…), malgré les efforts louables des timides approches de l’Investissement Socialement Responsable, les entreprises qui se voudront durables vont devoir déployer des trésors d’imagination et d’innovation pour jouer intelligemment ce double jeu. Ces investissements pour le futur et le bien collectif devront être astucieusement construits : montages financiers innovants, partenariats public-privé, création de structures ad hoc pour sortir certains de ces actifs et les transformer en redevances, recours à la location plutôt qu’à la propriété, etc…
Même s’il n’est pas facile d’échanger une espérance de surcroît de rentabilité à long terme contre une certitude de moindre rentabilité à court terme, beaucoup de facteurs poussent à la gestion dans la durée (à cet égard, on ne dira jamais assez l’importance du choix du taux d’actualisation, qui détermine la valeur qu’un investisseur attache au futur).
Les investissements dans l’industrie sont de plus en plus lourds et nécessitent des durées d’amortissement qui dépassent souvent la vie active des décideurs. Les provisions pour les passifs sociaux et environnementaux peuvent atteindre des dizaines voire des centaines d’années. Le coût social des retraites actuelles et futures est devenu une préoccupation majeure. Les démographes et les prospectivistes commencent à travailler avec les stratèges d’entreprises.
Prenons aussi l’exemple des programmes de formation du personnel : existe-t-il encore des analystes assez obtus pour les considérer comme une dépense qui vient plomber les comptes de l’exercice, alors qu’il s’agit d’un investissement indispensable au développement des compétences des collaborateurs et donc une condition de leur performances futures.
Idem pour les investissements en R&D, que le marché sait désormais correctement valoriser, non pas en fonction de leur niveau absolu, mais selon la pertinence de leurs points d’application et la qualité des processus d’innovation dans l’entreprise.

Le problème de périmétrie dans l’espace (contribution au bien collectif) est aussi délicat. Le pari du développement durable est que l’on peut générer un surcroît de valeur à long terme par la recherche permanente du point d’équilibre qui optimise la satisfaction des exigences - souvent contradictoires - de chacune des parties prenantes de l’entreprises, par la convergence de leurs intérêts, par la redistribution équitable de la valeur créée, en respectant les principes de bonne gouvernance. Mais comment justifier ce qui pourrait être perçu comme un détournement de valeur vers des parties prenantes non contractuelles de l’entreprise, c’est-à-dire qui ne sont ni ses actionnaires (qui demandent la maximisation des dividendes), ni ses collaborateurs (qui demandent la maximisation des contributions socio-économiques), ni ses clients (qui demandent la minimisation de ses prix de vente), ni ses fournisseurs (qui demandent la maximisation de ses prix d’achats), mais la société civile, les riverains, les collectivités, les ressources naturelles, le climat, l’air, la biodiversité, etc… ?
D’autant que ce type d’actions risque de bénéficier aussi aux concurrents.
N’exagérons pas cependant l’individualisme des entreprises. Depuis longtemps, à travers l’accroissement de la proportion de salariés qualifiés due à leurs programmes de formation continue, la réalisation d’infrastructures technologiques susceptibles d’attirer de futurs investissements, la mise en réseau avec leurs fournisseurs, l’implication dans les groupements interprofessionnels, les partenariats public-privé, etc…. les entreprises fournissent des services à la collectivité et apportent à leur pays des avantages compétitifs (sans pour autant tomber dans le piège du patriotisme économique…).
De même que le capitalisme pose parfois le problème de la contradiction entre l’actionnaire (s’il s’agit d’un futur retraité titulaire d’un fonds de pension) et le salarié (lorsqu’il est licencié pour cause de cours de bourse), le développement durable demande la réconciliation de l’actionnaire avec le citoyen. C’est à l’entreprise de convaincre ses propriétaires, dont elle recherche en principe la fidélité, que les investissements en question jouent en faveur de sa pérennité et de sa rentabilité à long terme. A l’aune des enjeux du développement durable, l’expression « investir en bon père de famille » est-elle toujours aussi ringarde ? Encore une fois, même si c’est aux Etats que revient la tâche de débloquer les situations d’œuf et de poule (je veux bien y aller, dit chaque acteur, mais seulement si les autres y vont), l’entreprise ne peut se contenter d’attendre les règlementations. L’expérience montre qu’anticiper les contraintes, plutôt que de jouer la politique de l’autruche, fait gagner de l’argent. Ce qu’on appelle le first mover advantage se réalise dans bien des cas. Les entreprises intelligentes savent comment transformer les contraintes en opportunités et faire du développement durable un facteur de différenciation.

Le développement durable, c’est plus de chiffre d’affaires. D’abord, par une politique qualité véritablement orientée client et basée sur la transparence, l’écoute, le dialogue, le respect, la responsabilité, l’esprit de service, la recherche de solutions personnalisées gagnantes-gagnantes. Sans confiance dans la durée, pas de fidélisation, pas de commerce. Ensuite, par le développement de produits et services innovants qui maîtrisent leurs externalités. Le potentiel des nouvelles éco-technologies est considérable et les enquêtes montrent que l’appétit des consommateurs pour des produits durables est croissant. Et quoi de plus motivant que de contribuer au progrès social par le développement économique des populations défavorisées et conquérir ainsi de nouveaux marchés. 80 % de la population mondiale n’a pas accès aux services financiers : quel beau challenge pour les banques et quel avenir pour la microfinance !
Le développement durable, c’est favoriser l’esprit entrepreneurial, l’innovation et le dynamisme des équipes par une politique sociale proactive qui encourage la diversité et le développement personnel. C’est augmenter l’attractivité de l’employeur. A contributions socio-économiques comparables, les étudiants et jeunes salariés commencent à privilégier les entreprises qui donnent du sens au travail, n’en déplaisent à ceux qui croient encore que l’argent n’a pas d’odeur.

Le développement durable, c’est aussi moins de frais généraux non stratégiques. Diminution des coûts et réductions des impacts environnementaux vont dans le même sens, qu’il s’agisse des consommations d’énergie, de papier, de consommables, de déplacements professionnels, de gestion économe des bâtiments et infrastructures techniques. Dans ce domaine, les petits ruisseaux font les grandes rivières.

Le développement durable, démarche assurantielle, c’est enfin limiter ses risques opérationnels et financiers, par le strict respect des règles déontologiques et d’éthique des affaires, afin d’éviter pénalités anti-pollution, class actions, procès, pertes de chiffre d’affaires due à l’image, …

On le voit, rien de tout cela n’a trait à la morale et il ne s’agit pas de philanthropie. Même si, après tout, un mécénat solidaire ou environnemental bien ciblé peut aussi contribuer à l’intérêt de l’entreprise : le budget astronomique dont est dotée la Fondation Bill Gates n’a-t-il pour motivation que l’image ?
En résumé, les entreprises ont trois bonnes raisons de s'engager davantage : parce qu'elles peuvent changer les choses, parce que la société le leur demande, parce que c'est leur intérêt bien compris. L’entreprise est plus qu’une société de capitaux, ce n’est pas seulement un maillon du système économique mais bien un composant essentiel de la société humaine moderne. Les dirigeants éclairés ont compris que le développement durable est une machine à créer de la valeur. Et si l’appellation déplaît encore à quelques uns qui y voient je ne sais quelle connotation idéologique anti-libérale, changeons-la. Qu’importe le flacon. Je propose le mot responsabilité.

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